Ah ben oui, moi aussi, je vais faire ma petite analyse sur les résultats des élections… Comme tout le monde ! C’est à la mode ! Mais je vais essayer de faire un travail original en relisant les élections, pas tant sur le plan des résultats que sur ce qu’on pourrait avoir si on adaptait notre système électoral. Comment aurait-on pu voter différemment ?
Je vous ai déjà chauffé les oreilles avec ce genre d’analyse à l’occasion des communales de 2012 (ici et ici), mais ça vaut la peine d’en refaire une. Vous verrez que les résultats sont surprenants.
Note : Pour ne pas trop embrouiller les choses, je me contente d’analyser les résultats des élections législatives (fédérales) sur base des chiffres du ministère.
Abstentions, vote blancs et nuls
Ce n’est généralement pas le premier élément qui ressort des analyses électorales et pourtant, cela me semble la base pour avoir une vue d’ensemble : savoir qui a voté. Combien de personnes ? Combien de votes ? En Belgique, le ministère de l’intérieur met à notre disposition le nombre d’électeurs inscrits, le nombre de votes valables et le nombre de votes non-valables. L’abstention n’est pas donnée sur le site officiel, puisque le vote est obligatoire (heureusement, c’est facile à calculer). Les votes blancs ne sont pas comptés autrement que mélangés avec les votes nuls.
Le tableau ci-dessous reprend le nombre d’inscrits, de votes valides, d’abstentions et de votes blancs ou nuls (mélangés).
On n’en parle quasiment pas dans les journaux, mais ce tableau montre que 15,7% des Belges n’ont pas voté. C’est-à-dire plus que les gens qui ont voté PS (11.67%) ou CD&V (11.61%). Ou plus que les gens qui ont voté Écolo, Groen et cdH réunis (13.6%). Certes, pour la majorité de ces gens, c’est délibéré… mais parce que le système ne leur convient pas ! N’y a-t-il pas là de quoi se poser des questions ?
Bon, il y en a aussi certains qui sont justes cons et ne savent pas remplir un bulletin et parmi eux, beaucoup d’électeurs de Debout les Belges
Circonscription unique
Évidemment, me dira-t-on, le taux d’abstention ne monte pas aussi haut que les scores du PS au sein d’une même circonscription électorale. C’est vrai, j’ai pris les chiffres bruts de décoffrage, tels que donnés par le ministère pour le royaume entier. J’ai fait comme si on avait une circonscription unique (en utilisant la même méthode d’attribution des sièges : la méthode d’Hondt).
Mais tiens, au fait, ça donnerait quoi, la circonscription unique, puisqu’on en parle tellement ? Après tout, cela pourrait sembler logique : une élection se gagne à la proportion des voix obtenues… J’ai fait l’exercice pour vous. Le tableau ci-dessous donne le pourcentage des voix, puis nombre de sièges dans les deux cas.
Quelques réflexions que cela m’inspire :
- Le nombre de sièges francophones diminuerait au profit des flamands. Les équilibres durement négociés de réforme en réforme entre flamands et francophones expliquent sans doute cela.
- Le PS et le MR en feraient principalement les frais, sans gains exceptionnels pour les grands partis flamands.
- Vous avez vu la différence entre Ecolo et Groen ? Respectivement 3,3% des électeurs et 5,32%… Et pourtant, le même nombre de sièges ! En circonscription unique, ils auraient 5 et 8 sièges au lieu de 6 et 6.
- Les petits partis seraient plus nombreux ou plus forts : ce serait tout bénef pour le Vlaams Belang, le PTB-Go!, le PP, PVDA+ et Debout les Belges.
Bref, vu que ça nuit aux « grands » francophones, sans tellement aider les « grands » flamands, tout en faisant apparaître des petits extrémistes, on n’est pas prêt de voir apparaître la circonscription unique, moi j’vous le dis !
Peut-on envisager autre chose ?
Pour en revenir aux votes blancs, quelque chose me chiffonne. Comment, dans un pays où le vote est obligatoire, atteint-on des chiffres pareils ? Comment se fait-il que, obligés de voter, nous n’ayons pas la possibilité de dire « non, aucun de ceux-là » et d’être entendus 1 ?
Exprimer un vote pour Chuck Norris ou Anderlecht est aussi une manière d’afficher son mépris à la classe politique en place.
En le premier qui dit « si aucun de ceux-là ne vous convient, vous n’avez qu’à vous présenter » est prié de se mettre une bonne claque dans la figure de ma part. Parce que
- ce n’est pas parce qu’on n’aime pas les candidats qu’on a le temps, l’envie ou les moyens de se présenter ;
- on peut aussi vouloir ne pas voter contre le système électoral/politique, plutôt que contre les candidats (on peut haïr le principe de parti, sans pour autant détester les humains qui font de la politique) ;
- contrairement à ce qu’on croit, il n’est pas facile du tout de se présenter aux élections : c’est un chemin semé d’embûches ou tout est fait pour vous décourager. Et a fortiori, il y a peu de chances de pouvoir se présenter à tous les niveaux de pouvoirs. Il y a donc toujours un niveau où on peut ne pas vouloir voter.
Il y a donc de très bonnes raisons pour pouvoir dire « non, aucun de ceux-là » !
Proposition : une liste blanche
L’idée n’est pas neuve, mais nous pourrions créer une « liste blanche » regroupant tous les gens dont l’expression électorale n’est pas prise en compte aujourd’hui. Je l’avais déjà proposé ici et Ploum l’avait développé là. Abstentions, vote blancs et nuls (qui sont souvent des votes blancs avec un message en plus) seraient comptés et, mieux, pris en compte dans l’élection. Peu de pays comptent les votes blancs et aucun ne les prends réellement en compte dans le calcul des sièges 2. Ça, ce serait une première mondiale !
Cette liste aurait donc des élus fictifs le temps du comptage. Puis, une fois les sièges attribués à la « liste blanche », au lieu de les laisser vides, on les donnerait à des citoyens tirés au sort parmi la population : les élus citoyens. Beaucoup de gens sont assez rétifs à l’idée (« laisser faire le hasard, mais quelle idée ! »), mais je vous rappelle que c’est un concept ancien (depuis la Grèce antique). C’est appliqué à différents endroits du monde (voyez l’entrée « stochocratie » sur Wikipédia). Et aujourd’hui, en Belgique, on fait déjà confiance à un jury populaire tiré au sort pour les procès d’assise (qui portent quand même des sujets très graves). Alors pourquoi pas pour de la politique ?
Quels en seraient les inconvénients ?
- Les inconvénients d’une stochocratie pure (le peuple ne peut sanctionner l’élu en ne le réélisant pas, etc.) sont ici écartés puisqu’on est toujours dans un parlement dont la majorité des membres sont encore choisis par les électeurs.
- Le risque de tirer au sort le pédophile-nazi de service existe. Mais il est faible. Sur le sujet, Vincent de Coorebyter (politologue à l’ULB et président du CRISP) affirme lui-même : « Il faudrait un hasard formidable pour que le sort compose une assemblée faite uniquement de fascistes et d’imbécile 3″. Et puis s’il y en a un, je trouve qu’il a le droit à la parole. Comme disait l’autre, « la liberté de parole, c’est aussi pour les cons car j’aime savoir qui sont les cons autour de moi ».
- L’incompétence des citoyens élus ? S’ils sont capables d’être des jurés pour une cour d’assise, je ne vois pas pourquoi ils ne peuvent pas donner leur avis sur des lois. Et il suffit de lire le rapport final du G1000 pour comprendre que c’est faisable. Et, pour rappel, notre système actuel n’empêche pas non plus d’élire des incompétents (j’en vois déjà l’un ou l’autre qui sourient en imaginant la liste des incompétents).
Bien sûr, il faudrait mettre en place quelques règles simples comme :
- L’élu citoyen peut refuser d’être tiré au sort. S’il accepte le mandat, il bénéficie des mêmes droits (de parole, de rémunération) et devoirs (de réserve, de participation) que les autres députés, à l’exception des règles ci-dessous.
- L’élu citoyen doit rester formellement indépendant de tous les partis durant la législature. Il ne peut pas quitter la « liste blanche ». Bien sûr, il est libre de suivre un parti dans ses idées et de voter comme il l’entend.
- L’élu citoyen n’a pas le droit de s’associer aux autres partis pour créer une alliance ou une majorité et n’a, de ce fait, pas la possibilité d’exercer une fonction exécutive. Il doit se cantonner aux fonctions législatives et de contrôle du gouvernement.
- Un service de soutien et d’accompagnement à ces élus citoyens devrait être mis en place pour les aider, dans la mesure où ce n’est pas leur métier. Les assistants parlementaires normalement attribués aux élus rempliraient très bien cette fonction, une fois formés pour cela.
Mais les avantages d’un tel système seraient nombreux :
- Nous aurions enfin un peu de représentativité citoyenne au sein du parlement (je ne m’étends pas sur tous les bénéfices de cette représentativité : je vous invite à vous informer sur le G1000).
- Cela coûterait moins cher que d’autres solutions proposant une participation citoyenne, puisqu’il ne s’agit pas d’inventer un nouvel organe, un sénat citoyen, un référundum, ou autre. Quand les électeurs le veulent, on paye des citoyens plutôt que des politiciens professionnels. C’est tout.
- Ce système est facile à mettre en place pour les mêmes raisons : pas de création complexe. Juste une adaptation de la situation et plein de nouvelles possibilités.
- Cela coûterait moins cher que la situation actuelle car aujourd’hui, en plus de la rémunération des élus, l’état finance les partis à la mesure du nombre d’élus. Ce financement ne serait plus nécessaire car la liste blanche n’est pas un parti et n’a pas besoin de donation.
- Les élus qui sont rétifs à tout tirage au sort peuvent l’éviter en faisant bien leur boulot, ce qui encouragera les gens à voter « traditionnel » et diminuera le nombre d’élus citoyens sur la liste blanche. Ça dépend donc d’eux : s’ils sont aussi bons qu’ils le disent, ils ne perdront rien !
- Un système pareil est intellectuellement facile à défendre : donner une liberté au citoyen qui ne souhaite pas soutenir de candidats imposés me parait indispensable, dans la mesure où on l’oblige à donner son avis.
Si nous avions eu cette liste blanche ce 25 mai…
Appliquer cette liste blanche aux résultats des dernières élections est intéressant : y a-t-il une vraie demande ? Quel en serait l’impact ?
Le tableau ci-dessous reprend les informations du tableau précédent, ainsi que deux nouvelles colonnes donnant les résultats en proportion et en siège d’une élection où les abstentions, les votes blancs et les votes nuls sont groupés dans une liste électorale fictive « blanche ».
La distorsion entre partis étant surtout due à la circonscription unique 4 (voir la discussion à ce sujet plus haut), l’intéressant ici est l’importance du parti « blanc ». S’ils étaient comptés, les abstentions, votes nuls et blancs auraient 25 sièges au parlement ! Exactement un sixième des sièges. Ils formeraient le deuxième « parti » du pays, juste derrière la N-VA (27 sièges) et loin devant le PS (15 sièges) !
Autrement dit, si nous prenons en compte l’expression de tous les citoyens — ce qui parait normal vu qu’on est obligé de voter — 25 sièges devraient revenir à des élus qui ne sont pas sur les listes !
On peut encore pousser l’exercice plus loin. Imaginons que nous créions une « liste des sans voix » qui regroupe non-seulement les abstentions, votes nuls et votes blancs, mais aussi toutes les voix données à des partis qui n’ont pas gagné de siège. Bref, on rassemble sur une liste tous les gens qui, in fine, ne sont pas représentés au parlement… Dans ce cas-là, on obtient même une liste qui monte à 18.25% (toujours en circonscription unique) et devient majoritaire à 28 sièges devant la N-VA (26 sièges). Fou, non ? L’hypothèse de « liste des sans voix » me parait philosophiquement peu défendable et pratiquement peu faisable (contrairement à la proposition d’une « liste blanche ») mais procure l’avantage de mettre en lumière le constat suivant : les gens qui ne sont pas représentés au parlement, dans notre pays où le vote est obligatoire, constitue de loin le groupe d’électeurs le plus important !
Ne devrait-on pas les écouter, ces électeurs ? Que pensez-vous de la proposition de la liste blanche ? Ne serait-ce pas quelque chose à proposer à nos élus ?
Photos:
- Urnes des élections du 25 mai : Licence Creative Commons CC-BY-SA par moi
- Bulletins nuls : anonyme, sans licence connue, trouvées sur des réseaux sociaux et sites de partage
- Tableaux des résultats : Licence Creative Commons CC-BY-SA par moi
Notes:
- Apparemment, il existe certains pays d’Amérique Latine qui comptent les votes blancs. Mais de ce que j’ai pu lire, la Belgique et le Luxembourg semblent les seuls pays au monde où on est obligés de voter et où on ne laisse pas la possibilité de s’exprimer par un vote blanc. ↩
- À part le Pérou où 2/3 de votes blancs obligent à recommencer l’élection. ↩
- Le Vif n°21 du 23 mai 2014, p.37 ↩
- J’ai gardé l’hypothèse de circonscription unique pour tester les résultats avec cette liste blanche. Autrement, ça menait à trop de calculs et je suis fainéant. ↩